Justificació

Pensament, acció
Literatura
Llengua
Tria de textos
Vària
   Enrere

Crítica, opinió
Enllaços
Crèdits
Cercador



Inici



Critique

Joan Sales : le roman infini

LE MONDE DES LIVRES | 19.04.07 | 12h14
Mis à jour le 19.04.07 | 12h14

Ce ne sont que deux mots volés à un vers de Shakespeare, pour faire une page de titre : "gloire incertaine". Deux paroles inquiètes, ardentes, diaboliquement ajustées au roman qu'elles annoncent. Pas seulement parce qu'elles évoquent l'intrigue passionnelle et belliqueuse de ce livre, adroitement menée pendant la guerre d'Espagne parmi les rangs républicains. Mais aussi parce qu'elles épousent le destin de ce grand roman, sans cesse réécrit par la main inquiète de son auteur, Joan Sales, depuis sa première publication en 1956 jusqu'à sa mort en 1983.
Gloire incertaine est l'oeuvre de sa vie. Celle d'un jeune nationaliste catalan, militant communiste vite devenu sceptique, conspuant les fascistes mais aussi la terreur rouge, engagé à 24 ans dans les rangs républicains jusqu'à la défaite des siens en 1939. Celle d'un homme vaincu, parti en exil au Mexique puis rentré au pays sous Franco, en espérant résister de l'intérieur, notamment comme éditeur. Bref, d'un homme d'inconfort sans autre credo, dans ces années partisanes, qu'une foi tourmentée.

CENSURE FRANQUISTE

Historiquement, Gloire incertaine est donc une perle rare. Premier roman écrit par un républicain espagnol sur la guerre civile, il se réapproprie ces combats, dont Malraux, Hemingway, Bernanos, Orwell avaient déjà fait un sujet mythique. Mais, quoique engagé, il s'écrit en marge des camps belligérants, illustrant par un catholicisme fervent et ses critiques les tensions contradictoires traversant le côté républicain.
Comme le fait dire Sales à son personnage phare, Juli Soleras, dans une curieuse suite à Gloire incertaine, Le Vent de la nuit : "En ce qui concerne cette guerre, tu verras les romans que les étrangers vont faire là-dessus ! Oh, quels romans ! Des conneries monumentales, naturellement, mais tellement vendables ! Comme des petits pains ! Et vraiment, si tu essaies d'expliquer nos salades aux étrangers, ils s'y perdent, ils n'y comprennent rien. Ça n'est pas que nous, on y comprenne grand-chose, mais au moins on a une certaine idée de sa complication extrêmement simple. Eux, par contre, ils y cherchent une simplicité extrêmement compliquée."
Joan Sales n'aura pas trop d'une vie entière pour développer cette "complication extrêmement simple". Caviardé par la censure franquiste à sa sortie, le roman sera traduit en France en 1962 chez Gallimard, sur les recommandations du romancier espagnol Juan Goytisolo et grâce au talent de Bernard Lesfargues, dans une version plus complète et inédite. Mais en tout, dix éditions différentes du texte catalan se suivront, constamment augmentées pour ruser avec la censure ou par perfectionnisme, dont la dernière est traduite aujourd'hui par Bernard Lesfargues et Marie Bohigas, aux éditions Tinta Blava.
S'il n'y avait que cela, Gloire incertaine serait une curiosité, un document daté - autant dire, peut-être, un roman raté. Mais non : ce sont des pages superbes tenues par le suspens, lestées d'un réalisme minutieux, burlesque ou lyrique, qui rend aussi bien justice au chaos de Barcelone en état de siège qu'au miteux village où campent les brigades rouges sur le "front mort".
La guerre est partout ; pourtant les combats sont à peine là. Mais ceux qui se livrent sont essentiels : les alliés se divisent déjà en factions, les amants aussi, les familles, les amis, chacun aspirant à la beauté, au pouvoir, à l'ombre d'un salut.

COMPLEXE ET FRAGILE STRUCTURE
Au coeur du récit, un quatuor : Lluis de Broca, un jeune soldat républicain engagé sur le front d'Aragon, cantonné dans le village d'Olivel de la Virgen ; sa compagne Trini Milmany, restée à Barcelone avec leur fils, anarchiste convertie à l'insu de Lluis au catholicisme ; plus une Lady Macbeth locale, veuve noire et châtelaine d'Olivel de la Virgen ; enfin, Juli Soleras, ami de Lluis et de Trini, un personnage extravagant, fait de pure transgression et d'angoisse, traître indéfectible à ses amis et camarades, l'être dostoïevskien par excellence.
C'est le soleil noir du roman, raconté par les autres à travers trois récits de ces années 1936 à 1938, d'abord par le journal de Lluis, puis grâce à la correspondance de Trini, et enfin par les mémoires d'un jeune républicain de la même brigade, Cruells, devenu vicaire après la guerre.
Il faut donc aimer Gloire incertaine contre son auteur, c'est-à-dire malgré la lecture décevante de la suite ajoutée par Joan Sales à la fin de sa vie, Le Vent de la nuit, dans laquelle le personnage de Cruells reprend son récit. Publié comme un roman autonome en 1981, Le Vent de la nuit donne la désagréable impression de ressasser les mêmes éléments que Gloire incertaine comme pour en fixer l'interprétation, abandonnant la complexe et fragile structure romanesque précédente.
Mais, curieusement, Gloire incertaine est sauvé par là où il pèche. Car cette fabrication infinie du même roman par son auteur est peut-être la meilleure preuve de cette gloire improbable qu'il sentit, et que nous sentons, filer entre les doigts.




GLOIRE INCERTAINE suivi de LE VENT DE LA NUIT (Incerta gloria seguida d'El vent de la nit) de Joan Sales. Traduit du catalan par Bernard Lesfargues et Marie Bohigas. Ed. Tinta Blava, 604 p., 28 €.